Mai 1895

Débarquement de l'Infanterie de Marine à Majunga L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Majunga, le 12 Mai 1895.
Ma chère mignonne,
Nous sommes bivouaqués au bord de la mer, à Marofoto, et nous avons l’heureuse chance de pouvoir abriter nos hommes dans les cases hovas abandonnées.
L’état-major est campé sous de grands arbres, à 10 m de la mer et dans une très jolie situation.
Nous ne souffrons pas, ou très peu, de la chaleur jusqu’à maintenant.
Peu à peu tout s’installe. En arrivant nous avons trouvé la rade couverte de navires, on aurait dit une superbe escadre.
La rade de Majunga L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Mais malheureusement tous ces beaux chalands et les remorqueurs prévus en France n'existent qu’à fond de cale des bateaux qui les ont apportés, et on ne sait pas encore lorsqu’ils pourront être montés.
Aussi le déchargement des navires se fait-il avec une lenteur désespérante et on se demande quand il sera terminé.
Il en résulte un retard considérable dans toutes les opérations, et on manque de pas mal de choses.
Actuellement on commence à n’être pas trop dépourvu du nécessaire et nous avons bien de la chance d’être arrivés dans les derniers. Ainsi pour te donner une idée de la pénurie générale, on n’avait aucun médicament et on purgeait les hommes avec de l’eau de mer.
Quant au désordre, tu ne peux t’en faire une idée. Heureusement que nous sommes débrouillards, car sans cela jamais nous ne nous en serions tirés.
J’ai été reçu admirablement par le général Voyron qui a paru tout heureux de me voir.
J'ai déjeuné avec lui et il m’a offert de partager le logement de ses officiers d’ordonnance, chez lui.
Je préfère être chez moi, sous la tente.
Majunga est un affreux trou où on commence à s’installer. On bâtit un peu partout, si on peut appeler cela bâtir. Car ce sont des paillotes ou des cases en bois qu’on installe à la hâte, pour les louer très cher.
Constructions à Majunga L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Il se monte surtout des magasins de toute espèce, et nous avons bien des difficultés à empêcher nos hommes d’aller se faire empoisonner par tous ces mercantis.
C’est une véritable tour de Babel et on parle toutes les langues, jamais je n’ai vu une foire pareille.
Tout le monde commande et on n’a pas d’ordre ferme.
Je compte rester encore sept à huit jours ici, et partir ensuite pour Marovoay avec mon bataillon.
Ce dernier point, très important, a été pris sans difficulté par une compagnie d’Infanterie de Marine et une compagnie de Sakalaves, sans grands efforts.
Les Hovas se retirent au fur et à mesure que nous avançons. Ils laissent leurs canons après les avoir déchargés. On parle de désunion entre eux et les Anglais à leur service. Espérons que tout ira pour le mieux.
Mais nous avons dans le corps expéditionnaire, par suite d’imprudences ou d’excès de fatigue provenant du manque d’expérience des officiers de la Guerre, pas mal de fièvre. Cela fait de suite du déchet. Je me soigne bien, la popote fonctionne on ne peut mieux.
Nous avons des bœufs en quantité. En ce moment, les sakalaves paraissent évoluer vers nous et c’est une fameuse chose, car cela facilitera notre tâche.
J’ai bon espoir, si les fièvres épargnent nos hommes. Quant à l’état-major, il bafouille tant qu’il peut.
Embrasse les enfants. Je te dévore de caresses.
Émile.
En écrivant à Victorine, dis-lui bien des choses. Embrasse les parents.
Carte du Nord de Madagascar L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Marofoto, le 16 Mai 1895.
Ma chère Angèle,
Nous sommes à Majunga pour quelques jours encore, mes deux compagnies de Diego n’étant pas arrivées, et ne devant être ici que dans trois ou quatre jours.
La résidence française à Majunga L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Le bataillon Lalubin est arrivé hier soir sur le « Tibet », mais le « Château Yquem » est toujours attendu avec le bataillon Borbal-Combret, le colonel Bouguié et le lieutenant-colonel Gonard.
Le "Tibet" (d'après E.Adam)
Ici, toujours mêmes mouvements, mais en somme manque absolu de moyens et la fameuse préparation est un vain mot.
Nous allons tous par terre.
Ma 10e compagnie est partie ce matin pour Assarihigendro où elle va garder le parc à bœufs et attendre probablement le reste du bataillon.
La 9e (Poulliard) est aux avant-postes dans une très jolie position. Je suis allé ce matin y faire un tour.
Je reste donc seul au bivouac avec 250 subsistants qui sont destinés à combler les vides des 11e et 12e compagnies attendues de Diego.
J’ai avec moi tout l’état-major du bataillon moins le docteur Ilbert que je fais partir en avant avec la 10e compagnie.
Nous sommes au bord de la mer dans une situation superbe, de la brise fraîche toute la journée, et bien tranquilles, loin du bruit et des tracasseries de l’état-major.
Je passe mon temps à paperasser et à organiser des départs.
Nous avons réunis nos deux popotes et nous vivons à six. C’est une économie de personnel. Nous avons fait la trouvaille d’un boy de Sainte-Marie qui est une perle, quoiqu’un peu trop roublard.
Il parle admirablement le français et tous les idiomes de l’île, ce qui nous sera d’un grand secours plus tard.
C’est notre maître d’hôtel. Notre cuisinier est un soldat débrouillard qui nous traite assez bien.
Nous nous nourrissons le mieux possible. Nous avons une grosse provision de conserves excellentes de chez Rödel, que nous consommons avant le départ, car les moyens de transport n’étant pas exagérés, nous ne pourrons porter avec nous que l’indispensable.
Pour le moment, comme je commande les troupes de l’Infanterie de Marine, je reçois notes sur notes.
Ces bons Marsouins sont mis à toutes les sauces. Malgré tout, nous ne nous ennuyons pas trop et nous nous soignons le mieux que nous pouvons en attendant de nous serrer un peu le ventre.
On n’entend pas parler de l’avant-garde qui, je crois, est toujours à Marovoay et il est peu probable qu’elle arrive de bientôt à Suberbieville.
Là, nous devons prendre la tête et faire des prouesses.
Nos hommes sont bien portants mais ce sont des chenapans et hier soir, j’ai dû en faire ficeler dix comme des porcs et coucher aux avant-postes à la belle étoile. Ils étaient ivres morts comme des forcenés ! Quelle race que tous ces rengagés. Je ne sais comment ils se comporteront au feu, mais au cantonnement ils ne sont pas brillants.
Coulouvrat est toujours un serviteur modèle aussi bien en campagne qu’en paix. Je suis très heureux de l’avoir, et personne n’est servi comme moi.
Il me tarde bien d’avoir de tes nouvelles. J'ai reçu hier une lettre du général Reste datée du 16 et adressée à Toulon. Il ne me donne pas d’espoir pour ma mise au tableau, mais il me promet cela pour l’année prochaine, si je ne suis pas mis au tableau d’office.
Il me promet son appui au moment de la réunion des généraux.
N’ayant pas reçu de télégramme, je renonce à la perspective du tableau supplémentaire qui aurait bien fait mon affaire.
Il paraît que Madame Reste a été enchantée des fleurs, d’autant plus qu'il n’y en avait pas à Cherbourg à cause des froids tardifs.
Comment vont nos mignonnes ? Quelle joie quand je rentrerai et que je pourrai vous embrasser toutes. Quand tu écris à Victorine ne m’oublie pas auprès d’elle et de Michel. Je crois t’avoir dit que j’avais écrit à l'assurance contre l’incendie pour le transfert à Sainte-Maxime, tu recevras l’avenant directement.
Je ne me préoccupe pas des départs des courriers. Je laisse mes lettres de suite, en espérant qu’elle pourront partir.
Embrasse nos mignonnes, je te dévore de caresses.
Émile.
Majunga, 20 Mai 1895.
Ma chère Angèle,
Je descends à l’instant du « Château Yquem » sur lequel est arrivé le colonel Bouguié.
Le "Château Yquem" (Musée d'Aquitaine)
Là se trouvaient également le lieutenant-colonel Gonard et Borbal-Combret.
Ils ont eu une traversée des plus mouvementées. Trois échouages et 30 jours de mer au lieu de 25.
Le colonel est un peu fatigué, nous trouvions que nous étions mal à bord de notre bateau, mais ce n’est rien à côté de celui-là.
C’est un entassement impossible à décrire : les hommes, les chevaux et les mulets, tout est pêle-mêle. Je pense qu’ils vont débarquer demain et partir dans trois ou quatre jours ; nous aurons reçu d’ici là les deux compagnies de Diego, et je pense que nous serons alors prêts à partir. Peut-être partirons-nous ensemble.
Je me porte toujours bien et d’ailleurs notre état sanitaire est parfait.
Trabaud est toujours un joyeux convive et sa santé est parfaite.
Lalubin a passé trois jours au camp et est parti ce matin sur la route de Marovoay.
Nous nous échelonnerons ainsi les uns après les autres pour nous concentrer.
On a de bonnes nouvelles de l’avant-garde qui a remporté encore un succès le 16 Mai.
Jusqu’ici, la résistance est faible mais on marche difficilement, à partir de Marovoay car la route n’est pas faite et on n’a que les voitures Lefebvre.
Les mulets ne manquent pas, mais on n’a pas assez de bâts, et c’est ce qu’il faudrait avoir car les mulets bâtés passeraient partout.
L’eau manque dans la région basse et nous aurons un peu à souffrir de ce côté, mais les ravitaillements se font assez bien et on mange. C’est déjà quelque chose.
J’ai de bons capitaines et je pense que cela ira aussi bien que possible.
Je me soigne le mieux que je peux. Ici nous mangeons bien et nous ne nous faisons pas de bile.
Je bois mon eau de Vichy qui me rend service, car l’eau n’est pas fameuse. Nous buvons de l’eau de mer distillée et du thé.
Les hommes qui ne veulent pas toujours suivre les prescriptions des médecins contractent des coliques en buvant de l’eau des puits ; cette eau n’est pas très bonne.
Je n'ai pas encore reçu de lettre de toi depuis Port-Saïd, aussi je commence à être inquiet.
Je pense que le « Château Yquem » en apportera une. J’ai vu la promotion dans « la France militaire ». Il est certain pour moi que je ne figure pas au tableau supplémentaire puisque je n’ai pas reçu de télégramme.
D’ailleurs la lettre du général Reste ne me laisse pas grand espoir : ce sera encore pour les protégés et ceux qui restent en France. L’essentiel c’est que je me porte bien, et puis le reste viendra.
Comment vont nos petites mignonnes ? Il me tarde tant de recevoir leurs photographies.
Soigne toi bien et soigne les bien ; d'ailleurs je n’ai pas à te faire de recommandation, car tu sais si bien t’acquitter de tes fonctions de petite mère.
Embrasse tous les parents pour moi et fais mes amitiés aux connaissances.
Ne t’attache pas aux dates des courriers réguliers, mets tes lettres à la boîte n’importe quel jour ; il y a tant de bâtiments qui viennent ici, qu’il s'en trouvera toujours un pour prendre tes lettres.
Je t’embrasse de tout cœur.
Émile.
Marofoto, le 27 Mai 1895.
Ma chérie,
Le courrier part après-demain et j'en profite pour te donner encore de mes nouvelles avant notre départ pour l’intérieur.
D’abord, je dois te dire que ma santé est très bonne et je n’ai pas trop de malades parmi les hommes arrivés avec moi.
Nous sommes ici avec le colonel et le lieutenant-colonel et deux de mes compagnies que j’organise.
Je pense que dans quelques jours nous quitterons Majunga pour aller rejoindre à Marahoyo (Marohogo le vieux), les 1er et 2e bataillons. On va laisser en arrière deux compagnies du bataillon Lalubin pour gagner la ligne d’étapes et assurer la garde de quelques petits postes de ravitaillement.
Le lieutenant-colonel Gonard part demain pour Marohogo. Il est toujours le même, aussi peu communicatif, et il a même l’air triste.
Nous, nous ne nous faisons pas de mauvais sang.
Trabaud va toujours bien et fait admirablement son service. Je pense que nous n’aurons pas trop besoin de lui.
Notre popote marche et, sans faire des festins de Lucullus, nous mangeons assez bien.
La viande est abondante et de bonne qualité ainsi que toutes les denrées que nous touchons.
Il y a quelques jours que je n’ai vu le général Voyron. Il prépare son départ et par suite, est occupé.
Au fond, je crois qu'il ne se fait pas beaucoup de bile et il est moins pessimiste que par le passé ; ce qui est préférable.
Je vais recevoir des lettres par le courrier de ce jour et je les attends avec impatience.
Il me semble te voir avec notre petite Andrée qui est si belle, paraît-il.
Et Jeanne et Margot ?
Jeannette doit faire le bonheur de Victorine, à Cannes.
Je pense qu’on la mènera à la promenade le plus souvent possible.
Ici, aucun événement saillant. Le commandant Martin organise son bataillon et partira probablement dans deux jours.
Il est enchanté de ses créoles qui, paraît-il, se comportent assez bien, mais je crois surtout qu’il compte sur l’appui de M. de Mahy qui pourra lui donner un fort coup d’épaule pour son avancement.
Tout est fumisterie dans notre métier.
Je n’ai pas été surpris de ne pas figurer au tableau supplémentaire ; il y avait avant moi des gaillards comme Morse et Dami, qui ne se privent pas de faire des démarches pour réussir.
J’en ai parlé au général qui ne se trouble pas pour si peu.
Il m’a dit qu’il pensait bien que je serai au prochain tableau. Je pense qu’il dit vrai, mais je ne me berce pas d’illusions et je préfère ne pas trop y compter.
Je verrai bien lorsque le moment sera venu.
Je commence à avoir un peu de barbe et je ne me rase plus. Pelletier que tu as connu au Tonkin, vas faire une photographie de notre campement.
Je t’en enverrai un exemplaire s’il est réussi.
Cela te donnera une idée de notre installation. Je me trouve très bien dans ma tente et mon lit, quoiqu'un peu dur, est encore très bon et j’y dors aussi bien que dans un lit de plume.
Je rêve souvent à vous et le réveil est bien pénible.
Enfin, espérons que l’expédition ne sera pas trop longue et que nous serons en France avant quatre ou cinq mois.
L'avant-garde approche, paraît-il, de Suberbieville, mais il y aura encore fort à faire ensuite.
Il paraît que le premier ministre concentrerait tout son monde dans l’Emyrne et il est persuadé que nous ne pourrons pas aller plus haut.
Les Anglais l’ont lâché en grande partie, il ne doit pas les payer assez cher.
Le 40e bataillon de chasseurs à pied a été surpris par un feu de brousse et a eu 140 fusils brûlés et une partie de ses sacs. Ils vont bien ces braves vitriers (surnom des chasseurs à pied).
Je clos ma lettre en te chargeant de mes amitiés pour tous, et d’embrasser les petites, ainsi que Victorine et Michel. Je te dévore de caresses.
Émile.
Marofoto le 29 Mai 1895.
Ma chère mignonne,
Nous attendons toujours les événements pour quitter Majunga. On m’a donné deux compagnies qui sont composées en grande partie d’hommes fatigués et fiévreux et qui ont de la peine à suivre. Je ne sais si ces gens-là pourront faire campagne.
Je me porte toujours très bien et ne me fais pas trop de bile. Le colonel Bouguié est un peu fatigué et n’est pas toujours très aimable.
C’est un nerveux, souvent agité, et avec cela ayant peur de se compromettre.
Quant au colonel Gonard, il ne dit mot et reste dans son coin. Il fait peine à voir, on dirait qu’il marche dans les nuages.
Il vient d’être désigné pour présider le conseil de guerre, ce qui l’amuse tout juste car il restera, au moins pendant quelque temps, en arrière.
Nous n’en serions pas fâchés car il est toujours à chercher la petite bête. Actuellement il doit avoir assez à faire avec ses dossiers à établir pour nous laisser tranquilles.
Trabaud se porte très bien et nous faisons popote, tout l’état-major du bataillon ensemble, six par conséquent.
Notre cuisinier, sans être un cordon bleu, se tire assez bien de son affaire et nous mangeons passablement.
Les ressources n'abondent pas à Majunga. Ce qui manque le plus surtout, ce sont les légumes qui font absolument défaut, et les fruits qui sont très rares.
On trouve au marché de mauvaises oranges et quelques bananes très grossières. L’eau est détestable, aussi je bois du thé seulement, et je m’en trouve très bien jusqu’à ce jour.
J'ai vu Martin qui est enchanté de son bataillon de volontaires. Il fait valoir sa marchandise par l’intermédiaire de M. de Mahy qui est également intéressé.
Ce bataillon part demain matin. Nous allons rester les seuls ici à nous ennuyer.
D’ailleurs, il n'y a rien à faire, pour le moment il est question de nous faire prendre la tête à Suberbieville, lorsqu’il y aura quelque chose d’intéressant.
Le colonel du 200e est déjà en déroute et rentre à Majunga pour la dysenterie.
Je crois, d’après ce que j’ai vu à bord, qu’il n’est pas fâché de s’en tirer pour si peu, avec sa proposition de général qui le fera nommer au 14 Juillet probablement, à son arrivée en France.
Ce sont toujours les fumistes qui ont raison.
Je te quitte ma chérie pour faire partir ma lettre.
Embrasse nos fillettes pour moi, ainsi que Victorine et Michel, quand tu les verras. Je te dévore de caresses.
Émile.